Taner Akçam : Tirez sur le messager

Publié le par Comité de soutien

Posted on - 18-07-2007

 
 

Qui, après Hrant Dink, rédacteur en chef du journal AGOS en Turquie, veut éliminer le Professeur Taner Akçam, historien du génocide des Arméniens ? Spécialiste de renommée mondiale, professeur à l'université de Minnesota, mais aussi artisan d'un dialogue arméno-turc, Taner Akçam est l'objet d'une campagne d'intimidation sans précédent, le décrivant comme un terroriste et un traître à sa patrie d'origine, la Turquie. Aujourd'hui, Taner Akçam craint non seulement pour sa propre vie, mais aussi pour celles de sa famille et de ses collègues, tandis que des commanditaires déguisés en diplomates agissent en sous-main pour créer autour de lui un climat de menaces, tandis que par des appels au lynchage dans ses colonnes, le plus lu des quotidiens turcs Hürriyet (vendu en France) donne des idées à des fanatiques comme il l'a fait pour le regretté Hrant Dink. Si les pays démocratiques ne font pas le nécessaire pour protéger un historien qui dit l'histoire telle qu'elle a été contre une Turquie que la vérité dérange, ils porteront une lourde responsabilité. Aujourd'hui nous prévenons tous les hommes politiques, les artistes, les intellectuels pour qu'ils se mobilisent afin qu'ils garantissent par tous les moyens qu'ils jugeraient nécessaires la sécurité d'un des leurs. Il n'est pas admissible que la Turquie protège ses mensonges en éliminant ou en menaçant de mort ceux qui les récusent, qu'elle fasse bonne figure pour entrer dans l'Europe et ne prenne pas toutes les mesures qui sont en son pouvoir pour neutraliser une fois pour toutes ceux qui agissent impunément contre les droits d'un homme, et de surcroît, contre les devoirs d'un historien à dire le vrai. A ce propos, Taner Akçam écrit : « J'ai publié un travail universitaire qui ne suit pas la voie officielle de l'Etat turc. Il faudrait demander aux autorités turques si elles croient vraiment que tirer sur le messager prouvera que leur position sur 1915 est la bonne. »




Tirez sur le messager

Taner Akçam
16 juillet 2007

Texte original en anglais.

En mai 2007, j’ai révélé l’identité de Murad « Holdwater » Gümen, le mystérieux Webmaster de Tall Armenian Tale, vaste site influent dédié à « l’autre version du génocide falsifié » et à la diffamation des spécialistes du génocide, dont moi-même. M. Gümen a été une des voix prépondérantes d’une campagne contre moi qui se poursuit actuellement, me dénonçant comme traître à la Turquie et comme un terroriste auquel les autorités américaines devraient s’intéresser.

Depuis trois ans, de fausses informations sur moi en provenance de Tall Armenian Tale sont disséminées partout sur internet, et ont même fini par atteindre l’encyclopédie en ligne Wikipedia. Cette campagne, qui s’est intensifiée après la parution en novembre 2006 de mon livre Un Acte honteux : le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, a abouti à ma détention par les autorités à la frontière américano-canadienne en février dernier, pour suspicion de terrorisme. En guise de preuve, on m’a montré ma biographie saccagée dans Wikipedia.

Juste un mois avant cet incident, l’assassinat du journaliste stambouliote Hrant Dink par un ultra-nationaliste avait mis en alerte les intellectuels de Turquie. Nous savions que pendant les mois qui avaient précédé sa mort, M. Dink était devenu la cible d’une campagne médiatique de plus en plus virulente déterminée à le présenter comme un traître. Entre autres choses, Dink avait été mis au pilori pour avoir révélé l’identité arménienne de Sabiha Gökçen, la fille adoptive du père fondateur de la Turquie, Kemal Ataturk.
A la tête de la meute lancée contre Dink se trouvait le journal Hürriyet, l’une des publications les plus influentes de Turquie.
Dans la campagne contre moi, les fausses informations de Tall Armenian Tale étaient reprises sur YouTube dans des vidéos qui décrivaient mes activités « terroristes ».
J’ai reçu des menaces de mort par e-mail. Mes conférences et ma tournée de signatures ont été perturbées, et les universités qui m’accueillaient ont reçu des lettres d’insultes anonymes. Après ma conférence du 1er novembre 2006 à la City University of New York, on m’a agressé physiquement.
Ma détention a été la goutte d’eau. J’ai mis M. Gümen au défi d’apparaître en public.
Le fait d’avoir démasqué un individu qui dirigeait contre moi une campagne de diffamation a été présenté aux lecteurs de Hürriyet1 comme étant de ma part un acte criminel et contraire à l’éthique. Il y était dit que j’avais mis en danger la vie de M. Gümen.

« Murad Gümen, qui défend la Turquie depuis plus de 30 ans sous le pseudonyme « Holdwater », a vu son identité démasquée par Taner Akçam, champion de la cause d’un prétendu génocide… Suite à la révélation de son identité, Gümen est devenu une cible et a fait l’objet d’une campagne de haine. » (« L’éminence grise d’un lobby découvert », Hürriyet, 21 juin 2007)

« Murad Gümen, dont l’identité a été démasquée par Taner Akçam, a été la cible d’un flot d’insultes adressés par des Arméniens sur internet. Gümen, qui a été accusé de racisme, a vu sa photographie publiée sur le net... [Taner Akçam] a disparu. Il a été impossible de joindre Taner Akçam…. Murad Gümen est un illustrateur et producteur de films à succès qui vit en Amérique. » (« Une cible immédiate », Hürriyet, 22 juin 2007)

« Taner Akçam a fui la Turquie il y a plusieurs années. Il vit à l’étranger, actuellement aux Etats-Unis, et se fait entretenir par le lobby arménien. Il vomit sa haine envers notre pays dans tous ses livres et ses discours. Il a récemment démasqué le site web géré par Murad Gümen, qui défend la position turque concernant les questions arméniennes aux Etats-Unis, et il a révélé l’identité de ce dernier, qui avait été tenue secrète jusqu’à présent. Cet individu nommé Taner Akçam a passé sa vie hors de notre pays, à rédiger des articles et à prononcer des discours hostiles à la Turquie... Cet individu… a fui à l’étranger, travaille contre la Turquie, a trahi son pays et se met au service du lobby arménien en défendant à travers le monde la thèse qu’ « il y a eu un génocide arménien ! » (Emin Colasan, « Bravo Attila Koç ! C’est comme cela que vous présentez la Turquie ! », Hürriyet, 23 juin 2007)


Les reportages de Hürriyet me préoccupent grandement, pour trois raisons.

- Premièrement, ils présentent une étrange ressemblance avec la mentalité de lynchage créée contre Dink. Ayant révélé l’identité d’un mystérieux calomniateur, je me trouve maintenant dénoncé comme traître, qui « vomit sa haine envers son propre pays ».

- La deuxième raison de mon inquiétude concerne un e-mail anonyme que j’ai reçu le 11 juin 2007 : « Aujourd’hui nous avons commencé à lutter contre toi et ces créatures que tu appelles tes amis, dans les limites de la loi. Mais si nous n’obtenons pas le résultat escompté, nous commencerons à essayer d’autres moyens. Ce serait mieux pour la paix mondiale et la vérité si les germes d’égouts de ton genre étaient éliminés de la planète… demain va être beaucoup plus difficile pour toi. Prie pour que le diable t’emporte en vitesse parce que sinon tu vas vivre l’enfer sur terre… tu crois avoir découvert qui est « Holdwater »... tu n’as rien compris. En ce moment-même le monde est plein de millions de Holdwaters... Un jour toi et tes frères de sang arméniens barbares vous allez vous noyer dans une mer de Holdwaters… La vérité fait mal… vraiment mal. Un jour tu vas connaître ta douleur si fort qu’en relisant ces lignes tu vas te rappeler comment tu te sentais. » Les similitudes entre la campagne menée contre moi par Hürriyet et le langage utilisé dans ce mail de menaces sont effrayantes.

L’auteur de ce mail conclut : « Qui suis-je ? Tu vas le découvrir, Taner, tu vas le découvrir. » Est-ce une coïncidence que la campagne de Hürriyet a commencé juste 10 jours plus tard ?

- Troisièmement, Hürriyet a froidement méprisé les principes les plus élémentaires du journalisme. Un gros titre, le deuxième jour de leur reportage, proclamait que j’avais « disparu ». On y donnait l’impression aux lecteurs que j’étais parti me cacher le lendemain du jour où Hürriyet avait raconté que j’avais démasqué Murad “Holdwater” Gümen.

Or l’adresse de mon bureau, mes numéros de téléphone et mon adresse e-mail sont tous disponibles sur internet. L’Université du Minnesota, le College of Liberal Arts, le Département d’Histoire, et le Center for Holocaust and Genocide Studies ont tous des employés à plein temps. Il n’y a aucune trace d’un appel téléphonique, pas un seul e-mail de la part de Hürriyet. Ils n’ont jamais pris la peine de me contacter. Ils n’ont pas vérifié leurs informations ni essayé de m’interviewer. Et lorsque j’ai demandé une rectification, le rédacteur en chef a ignoré ma lettre.

Ainsi, dans le cas de Dink comme dans le mien, l’un des journaux les plus influents et les plus largement distribués n’hésite pas à se transformer en arme. Une fois de plus, des intellectuels et des militants qui osent mettre en question l’ « histoire officielle » du gouvernement reçoivent des avertissements. Cette campagne honteuse ne met pas seulement en danger ma vie et celle des mes collègues, de ma famille et de mes amis : l’ironie est que la notion même de liberté d’expression se trouve sapée précisément par l’institution qui dépend le plus d’elle, la presse publique.

Et de quoi s’agit-il, après tout ? J’ai publié une étude universitaire qui déviait de la position officielle de l’Etat turc. Il faudrait demander aux autorités turques si elles croient vraiment que tirer sur le messager prouvera que leur position sur 1915 est la bonne.

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1 - Quotidien nationaliste dont la première page comporte le slogan « La Turquie appartient aux Turcs », largement diffusé en France et en Europe N.d.T.

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